Le maire de Fèves, Auguste Berne, a adressé ses vœux pour la nouvelle année à Morganville dans une lettre du 3 janvier 1950. Il a conclu en déclarant qu'il avait un « grand désir que cette belle amitié née dans la bonté et la charité se prolonge indéfiniment ». Dans quelle mesure l'espoir de Berne a-t-il été réalisé ? Nous savons que le jumelage est resté vivant pendant de nombreuses années dans la mémoire de certains qui vivaient loin des deux villages. Dans une lettre à Haney datée du 9 juillet 1993, Todd écrivait :
A propos, votre lettre est arrivée juste au moment où je lisais la nécrologie d'Olive Beech [directrice de Beechcraft]
dans le N. Y. Times. Elle a été le moteur dans l'affiliation Wichita-Orléans (France) que j'ai organisée avec l'aide du cher
Jean Falaize (maire d'Orléans), ... et de nombreux autres dignitaires de l'époque. De Wichita, je suis passé à Morganville,
qui a été pendant quelques années la plus excitante de toutes. Cher Velma et Cie ! C'était vraiment quelque chose.
Olive Beech
Un autre qui se souvenait, c'était Richard Parker, qui avait terminé ses études à Kansas State University au printemps 1948. En attendant sa première affectation aux Affaires Etrangères, il travaillait pour l'UNESCO au campus. Il a assisté au spectacle à Morganville le 27 août au soir, et a collaboré avec Robert Sonkin et les autres pour aider à faire connaître les événements de cette nuit-là. En 2004, ayant pris sa retraite après une carrière qui l'avait mené au sommet du corps diplomatique américain, on l'interrogea sur son expérience à l'UNESCO.
Mais la chose la plus excitante que j'ai faite a été d'assister à un festival célébrant l'adoption d'une ville en France par une
petite ville nommée Morganville, non loin de Manhattan, où se trouvait l'université. Cela a été un événement grandiose. Tout le
monde à des kilomètres à la ronde est venu et des gens ont joué sur une scène installée dans un terrain vague. Ce fut une
expérience locale très enrichissante.
Richard Parker
Malgré tout, la barrière de la langue rendait difficile le maintien de la connexion entre les villages. Du côté de Morganville, du
fait de la connaissance du français par son fils, la plupart des communications avec Fèves se faisaient par Roenigk. On peut bien
voir le caractère limité des liens du côté américain en constatant que, bien que ce soit Carson qui ait convaincu les gens d'adopter
un village, organisé le festival et présidé le comité de Morganville, elle était tout sauf connue par les amis du village français.
Lorsqu'on a demandé aux visiteurs de 2015 à Morganville s'ils savaient qui était Carson, pas une seule main ne s'est levée.
En revanche, les trois membres du comité français étaient connus à Morganville. Mais la mort de Berne en 1951, bientôt suivie par
le départ de Holveck de Fèves, fit que la connexion entre les deux villages devint rapidement à peine plus qu'une amitié personnelle
entre Roenigk et Torlotting, symbolisée par un échange de cartes de voeux à Noël.
Nous savons que Henri et sa femme Mathilde n'ont jamais visité Morganville. On n'en connaît pas les raisons. On ne sait pas non
plus ce qui est arrivé à l'argent collecté pour les y amener. Ainsi, avec la mort des Torlotting et des Roenigk, à part pour Haney,
la connexion entre les villages s'est estompée dans le fond de la mémoire des gens, tant au Kansas qu'en Lorraine.
Cette dernière résurrection de l'histoire et les visites de personnes des deux côtés auront-elles donc un effet durable sous la
forme d'une relation continue entre les villages ? Aujourd'hui, bien qu'il y ait plus de gens à Fèves qui comprennent un peu
l'anglais, comme auparavant, la barrière de la langue demeure, et rend difficile l'établissement et le maintien d'amitiés véritables.
Les relations modernes entre des villes jumelées reposent en grande partie sur des liens gouvernementaux et institutionnels
profitant de manière concrète à chaque partenaire. Pour arriver à ce que cela se produise, les situations des deux doivent être
fondamentalement similaires. Mais les chemins des deux villages se sont séparés. Fèves est maintenant trois fois plus grand qu'il
ne l'était au moment où il a reçu l'aide de Morganville. Sa croissance et son renouveau sont dus en grande partie à la présence
d'une zone commerciale prospère à l'est du village. Les jeunes qui se sont installés dans le coin trouvent cette histoire
intéressante, mais la voient plutôt comme une curiosité charmante du passé que comme quelque chose qu'on pourrait lier à l'avenir.
En revanche, Morganville a poursuivi le lent déclin entamé plus d'un demi-siècle avant le spectacle. Il y a maintenant moins de 200
habitants. Ironiquement, ce changement est aussi dû au succès. Les biens et les services que le village fournissait jadis à la
communauté agricole environnante, on les trouve maintenant au bout de la rue, en abondance et variés, à Clay Center situé à quelques
minutes. Les agriculteurs ayant réussi continuent à acheter les fermes voisines, laissant de moins en moins d'habitants dans les
zones rurales. Cela signifie qu'il y a moins de demande pour les produits de première nécessité que les commerçants de Morganville
fournissaient autrefois.
Il paraît donc difficile de trouver des avantages réels que les entreprises ou les administrations des deux villages pourraient
tirer du maintien d'une connexion.
Alors que Carson notait : « Ici subsiste la lueur d'un rêve magnifique », il est possible qu'il en reste plus autre
part. Nous savons que l'histoire des deux villages a été largement rapportée. Todd, qui a souvent cité l'histoire de
Morganville-Fèves comme exemple de ce qui pouvait être fait, a eu un rôle déterminant dans la connexion de Wichita avec Orléans, en
France. A la fin de 1948, le journaliste de Wichita Peter Wyden est allé à Morganville pour assister au premier bal de Noël. Alors
était-ce une simple coïncidence qu'un des éléments principaux des célébrations du jumelage qui eurent lieu le week-end de mai 1949
à Wichita ait été une pièce de théâtre originale ? Aujourd'hui, le jumelage entre ces deux villes se poursuit avec des relations
entre les administrations communales et un programme d'échange d'étudiants entre les universités.
On peut même mettre en avant un cas où le jumelage de Morganville-Fèves a eu une influence sur la naissance d'une institution
internationale. La relation entre les deux villages a reçu beaucoup de publicité. Cela a donné une audience nationale au gouverneur
du Kansas sous la forme d'interviews à la radio et d'articles de journaux. La proximité de l'université à Manhattan et l'implication
de Parker avec d'autres permirent au président de l'université, Milton Eisenhower, de bien être au fait des détails du programme et
de son impact politique. Tout au long de sa vie, il est devenu un ardent défenseur des programmes « de peuple-à-peuple »
lorsqu'il était dans d'autres institutions. Il n'était donc pas surprenant de voir Milton encourager son frère Dwight à promouvoir
le programme Sister Cities lorsqu'il est devenu président des États-Unis. En 2018, la page « À propos de nous » du site Web
de Sister Cities International indiquait :
Fondée par le président Dwight D. Eisenhower en 1956, Sister Cities International est une organisation non partisane à but non lucratif 501 (c) (3) [partie du code des impôts américain pour les organisations qui ne paient pas d'impôts] servant en tant que membre national à l'organisation individuelle de villes-, comtés- et états-frères à travers États-Unis. Ce réseau regroupe des dizaines de milliers de bénévoles et de diplomates citoyens dans près de 500 communautés membres, avec plus de 2000 partenariats dans plus de 140 pays.
Cependant, rechercher une continuité dans la connexion entre les deux petits villages est peut-être une tentative de faire de cette
histoire quelque chose qu'elle n'a jamais été destinée à être. Après tout, un lien durable n'a jamais été l'objectif. Même les
étiquettes apposées par AAtF sur les colis expédiés en France suggèrent que la connexion devait être temporaire : « Nous, le
peuple américain, avons travaillé ensemble pour amener cette nourriture à votre porte, espérant qu'elle vous nourrira jusqu'à ce
que vos propres champs soient à nouveau riches et abondants en cultures ».
Néanmoins, il y a un élément important dans cette histoire que l'on peut aussi entendre dans la réponse à une question posée par
Todd aux lecteurs du journal de sa ville natale. Huit mois avant le spectacle de Morganville, dans son éditorial pour le Réveillon
de Noël dans le Dunkirk Observer, il commençait par la question suivante :
Une question me laisse perplexe depuis plus d'un an maintenant - et je suis sûr qu'elle dérange de nombreux autres Dunkirkers. La question est la suivante : Qu'est ce qu'il y a dans notre ville qui fasse dire aux gens ces belles choses sur elle ? Pourquoi les ambassadeurs, les consuls étrangers, les chroniqueurs, les annonceurs à la radio et toutes sortes de gens de tous horizons ont-ils cet air béat et lointain chaque fois que le nom de Dunkirk est mentionné ? Qu'arrive-t-il à ces journalistes chevronnés comme Quentin Reynolds et Meyer Berger lorsqu'ils arrivent à Dunkirk ? Et pourquoi le mot « miracle » est-il mentionné à plusieurs reprises ?
Reynolds et Berger étaient deux des plus grands journalistes américains dans les années 1940. Le premier était un éditeur de longue
date et bien connu du magazine Collier's et le second était un journaliste lauréat du prix Pulitzer pour le New York Times. La
redécouverte de l'histoire de Morganville-Fèves n'a certainement pas suscité ce genre d'intérêt. Pourtant, il a fait l'objet d'une
assez grande couverture médiatique et beaucoup de gens nous ont dit aimer cette histoire.
Todd suggérait une réponse à sa propre question. Pendant la seconde guerre mondiale, alors qu'il occupait le poste d'agent des
relations publiques dans le port de New York, il avait regardé Berger s'entretenir avec les soldats embarquant sur un navire à
destination du front européen. Berger prit peu de notes et posa encore moins de questions car elles n'étaient pas nécessaires.
Todd conclu :
Le dénominateur commun de ces deux histoires - Dunkirk et l'embarquement - était les gens. C'est pourquoi Meyer Berger s'est si bien entendu avec eux. Ce ne devait pas nécessairement être des personnes célèbres ou exceptionnelles – et je suis sûr qu'aucun Dunkirker ne prétend être l'un ou l'autre. Mais dans les deux cas, c'était des gens enrôlés dans une cause plus importante que n'importe laquelle, ou que toutes d'entre elles. Et ils se comportaient comme les gens le font parfois, simplement, mais avec dignité et une certaine grandeur. C'est cela, j'en suis sûr, le « miracle » que Meyer Berger et tous les autres ont trouvé à Dunkirk.
En 1990, la conservatrice Haney a entendu l'un des écoliers qui venaient juste de finir la visite du musée dire : « Il ne s'est jamais rien passé par ici ». Ce n'était pas le cas. Dans un petit village à seize kilomètres de là, un petit miracle s'était produit. Des Américains ordinaires ont saisi l'opportunité d'être meilleurs et, avec dignité et une certaine grandeur, se sont impliqués dans une cause plus grande que chacun d'eux. Et, ce faisant, ils ont rendu le monde un peu meilleur. C'est pourquoi l'histoire de Morganville-Fèves est importante.