À la fin du mois de novembre 2013, Cathy Haney, conservatrice du musée de Clay County Historical Society, prévint
plusieurs journaux régionaux de la visite imminente de la famille Torlotting, en leur suggérant de nous contacter pour obtenir
plus de détails. Un journaliste de Salina, au Kansas, appela, se présenta, puis demanda d'un ton résolument ennuyé : « Y
a t-il vraiment quelque chose dans cette histoire ? »
Il écouta silencieusement pendant que nous rapportions les principaux détails de ce qui s'était passé. Quand nous eumes terminé,
il dit : « C'est la meilleure histoire que j'aie entendu cette année ». C'était un grand compliment de la part d'un
journaliste professionnel, considérant que l'histoire avait 65 ans.
Bien sûr, les journalistes entendent beaucoup d'histoires tristes, comme nous tous. Il est donc naturel d'apprécier des histoires
dans lesquelles des gens ordinaires possédant des vertus telles que l'honnêteté, la gentillesse et l'humilité réussissent contre
toute attente et rendent ainsi le monde un peu meilleur.
Mais cette histoire est-elle vraiment spéciale ?
Elmore McKee pensait que c'était le cas. Il savait que, contrairement à Locust Valley dans l'état de New York, la petite
Morganville n'était pas peuplée de gens riches et importants. En fait, elle n'était même pas habitée par autant de gens ordinaires.
Pourtant, ce petit village américain, situé loin des frontières du pays, a trouvé une communauté dans le besoin loin de l'autre
côté de l'océan et su trouver un moyen créatif pour y répondre. Il s'est humblement employé à mettre en œuvre son projet et l'a
poursuivi pendant plusieurs années jusqu'à ce que le besoin soit satisfait.
Mais ce n'était pas seulement par sa taille ou grâce au spectacle original que Morganville était unique. Lafe Todd, qui avait été
impliqué dans beaucoup de jumelages de ce genre, avait aussi remarqué la nature spéciale du village, et avait fait un commentaire
à ce propos dans une lettre envoyée à Velma Carson le 22 août 1949 :
Je me rends compte que Morganville est un peu un mythe, mais c'est un bon mythe réconfortant - et j'y crois. ... Le succès de nombreuses affiliations de villes repose sur le complexe du pouvoir, le désir de prestige local ou l'envie de pardon d'individus et de groupes. Morganville est un cas à part.
Il semble que ce soit dans la nature humaine de chercher un héros dans toute histoire exaltante, et McKee avait un candidat pour ce
rôle. Lorsque, lors d'une conversation, il demanda à Agnes Huff, la propriétaire du Morganville Tribune : « Comment tout
ceci est-il arrivé ? », elle répondit : « C'est Velma. Elle a le don le plus merveilleux d'amener les autres à
faire des choses. Mais elle ne s'en attribuera jamais le mérite ».
Il ne fait aucun doute que Carson a été l'élément décisif du côté américain. Sans son dynamisme, sa détermination, son talent et
son expérience, Morganville aurait juste été un autre de ces petits villages ruraux du Kansas qui voulaient aider le monde, mais
n'aurait pas pu résoudre le casse-tête de le réaliser. C'était une force de la nature et une fois que le Révérend Millikan lui
avait mis l'idée en tête, il en était sorti quelque chose.
Mais Huff, pour un étranger, reflétait probablement aussi un peu ce que l'on a parfois appelé le « Kansas plaisant ». Oui,
Carson n'accepterait aucun mérite, mais c'est ainsi que les gens autour de Morganville ont été élevés. Rester humble était une
condition nécessaire pour être accepté dans la communauté.
Lorsque nous avons demandé à ceux qui avaient connu Carson personnellement ce qu'ils pensaient d'elle, les réponses étaient moins
élogieuses. Chacun prenait plus de temps que d'habitude pour répondre à une telle question. Et de leurs réponses ressortait qu'ils
avaient un conflit intérieur. Ils admiraient son talent et son dynamisme, mais il était tout aussi évident qu'ils ne se sentaient
pas à l'aise avec elle. Il y avait un ressentiment pour ce qu'ils estimaient être un certain mépris pour tout point de vue
différent du sien. Ce ressentiment était toutefois tempéré par le fait de savoir que sa formation et son expérience signifiaient
probablement qu'elle en savait effectivement plus qu'eux.
Le « Kansas plaisant » est toujours d'actualité dans les Plaines. Donc, la réponse la plus fréquente à notre question à
propos de Carson était un évasif « Elle était différente ». Un léger sourire mêlé à une inclinaison de la tête
accompagnaient souvent ces mots et semblaient faire part d'un sentiment d'incertitude, mêlé à un désir de ne rien dire de critique.
Après tout, nous aussi, nous étions des étrangers.
Haney avait une certaine tendance « anti non-sens » en elle et elle a parfois piétiné le « Kansas plaisant ». À
plusieurs reprises, quand elle parlait de Carson, elle s'est exclamée : « C'était une brute, voilà ce qu'elle
était ! »
Cette description ne faisait pas référence à son aspect physique, même si Carson était exceptionnellement grande pour une femme
de son époque et que sa taille ajoutait probablement un élément d'intimidation. Sa manière de parler n'était pas non plus
directement agressive. Mais une fois qu'elle avait décidé de quelque chose, elle restait sûre de son jugement. Lors
de discussions ultérieures, elle rappelait toujours gentiment ce qu'elle considérait alors comme la seule conclusion acceptable.
On pourrait argumenter en affirmant que Carson était en avance sur son temps. Les femmes de son époque étaient censées se marier,
avoir des enfants et garder une maison ordonnée. Le sexe faible pouvait avoir des opinions, mais il était censé les garder pour
des sujets tels que l'éducation des enfants, la préparation des repas et la propreté de la maison. Mais Carson ne se limitait pas
à ça. Carson était une femme libérée avant l'émancipation.
Bien que la description de Carson faite par Huff à McKee lui ait fourni le héros de son histoire, si tous les Morganvillians
avaient pu voter, ils auraient probablement choisi Dan Roenigk pour ce rôle. Son travail de trésorier du côté américain du jumelage
est allé beaucoup plus loin que simplement collecter des fonds et payer des factures. Ayant servi dans le quartermaster corps -
le service approvisionnement - pendant les deux guerres mondiales, il avait une bonne notion de ce qu'il fallait faire pour
sécuriser des marchandises et les faire arriver à bon port. Avoir du succès avec une agence d'assurance dans une petite ville est
la preuve de ses façons professionnelles et conviviales. Son élection au poste de maire montre que le village le considérait comme
un leader et que c'était quelqu'un qu'on aimait bien. L'implication de son fils en tant que traducteur, au moment où Roenigk gérait
le côté américain de la connexion pendant les cinq derniers mois de 1948, tout au long de 1949 et plus tard, signifiait qu'il était
effectivement devenu la figure centrale de la relation avec Morganville.
Le maître d'école Henri Torlotting se distinguait des deux autres membres du comité français. C'est lui qui initia presque toutes
les communications avec la sœur américaine de Fèves et la plupart des réponses lui furent adressées. Certains documents suggèrent
qu'il joua un rôle important pour faire entrer le petit village français dans les dossiers des candidats à l'adoption de
l'Operation Democracy. Apparemment, il avait aussi la même propension que Carson à prendre les choses en main.
Henri Torlotting n'était néanmoins pas sans défauts. Ses anciens élèves se souviennent de lui comme quelqu'un de sévère et beaucoup
plus enclin à aider ceux qu'il considérait comme étant doués que ceux qui avaient moins de capacités. Il était respecté, mais pas
quelqu'un dont on se souvenait avec tendresse. Son neveu Gérard se souvient d'un repas dit par sa maman qui s'est terminé par un
jet d'assiette entre Henri et son frère Marcel, le père de Gérard.
Mais les héros en chair et en os ne sont jamais parfaits. Ils ont souvent des traits leur permettant d'exceller dans certaines
choses, traits qui deviennent un handicap dans d'autres circonstances. Libérateur de Fèves et héros en Lorraine, le général George
Patton avait une personnalité qui faisait de lui un chef de terrain exceptionnel. Mais cela a aussi rendu difficiles ses rapports
avec les autres officiers et dans la vie civile. Carson et Torlotting étaient peut-les plus aptes à accomplir la tâche lorsque
Fèves avait besoin d'aide, mais dans la vie quotidienne, ils n'incarnaient pas l'image populaire d'un héros.
McKee reconnaissait également que nous aimons qu'une histoire ait une fin simple et heureuse. A la fin de la dernière soirée qu'il
passa à une square dance à Morganville, il déclara : « Ce serait bien de pouvoir finir ce récit avec le son des violons
s'estompant et le rire des gens rentrant chez eux à une heure du matin ». Mais il reconnaissait qu'il y avait des obstacles sur
la route. Il évoqua la dégradation des relations internationales au début des années 1950 à cause de la guerre froide et ses
conséquences sur les relations entre les villages frères.
Mais le désir d'une fin réjouissante l'incita à dire, à l'approche du milieu des années 1950, que les choses allaient pour le
mieux. Il cita Carson : « Il subsiste ici la lueur d'un rêve magnifique et la responsabilité pour quelque chose qui a bien
commencé ». Il continua avec Roenigk, dont l'enthousiasme pour la relation entre les villages est facile à reconnaître dans sa
conclusion pour McKee : « La nouvelle directrice de l'école est très intéressée et les enfants échangent des lettres avec
Fèves, et nous essayons de trouver un moyen de faire venir les Torlotting au Kansas ».
Mais l'évaluation finale que Carson fit pour McKee était plus nuancée. À propos de la visite des Torlotting, elle déclara :
« Nous espérons qu'ils arriveront à temps pour le septième bal de Noël. Peut-être que si nous essayons de leur montrer ce que
nous sommes, nous nous souviendrons de nous-mêmes ».
Toutefois, les réserves que faisait Carson étaient peut-être entachées par la direction que prenait sa propre vie. Son gendre,
Gould Colman, a décrit les efforts de Carson pour aider Fèves comme étant probablement le point culminant dans sa vie, suivi d'un
déclin lent et régulier. Sa fille était partie au collège à peu près à l'époque du spectacle. Après avoir passé ses examens,
Cynthia commença à travailler pendant quelques années, recommença des études, se maria avec Colman, puis travailla à nouveau.
Elle n'est jamais revenue à Morganville, sauf pour des visites. Bien que Carson semblait être sincèrement convaincue que ses
deux mariages avaient raté par la faute de ses maris, elle ne pouvait pas échapper à la constatation que, même si c'était le cas
- et il y a de bonnes raisons d'en douter - elle ne pouvait pas nier que c'était elle qui les avait choisis. Les finances
atteignaient également leurs limites. Son style d'écriture était passé de mode et l'attention des gens s'était détournée des
magazines vers la télévision, poussant bon nombre de ses anciens éditeurs à la faillite. Et pendant tout ce temps, sa vue et
d'autres problèmes de santé ont continué à lui causer des ennuis.
Et donc, elle resta à Morganville, une ville où les gens la respectaient, mais n'arrivaient pas à se lier d'amitié avec elle.